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LOGOS Saint-Chamond
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  • Apprendre à penser, à réfléchir, à être précis, à peser les termes de son discours, à échanger les concepts, à écouter l'autre, c'est être capable de dialoguer, c'est le seul moyen d'endiguer la violence effrayante qui monte autour de nous.
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25 août 2013

non, l'histoire n'est pas "écrite" par les vainqueurs

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Non l’histoire n’est pas définitivement

ni exclusivement écrite par les «vainqueurs»

Michel RENARD

 

Certes, l’histoire, au sens du passé, est souvent configurée par des dispositifs qui dépendent des vainqueurs de grands conflits. Par exemple, le sort de l’Allemagne et du Japon a dépendu des Alliés les ayant vaincus après 1945. La composition du conseil de sécurité de l’ONU provient de ce gigantesque conflit et de son issue. Le jugement politique et punitif fut dicté par le Tribunal de Nuremberg (1946) qui reste une «justice» de vainqueurs.

Le bombardement de Dresde par l’aviation britannique et américaine en février 1945 ne correspondait à aucune nécessité proprement militaire, il fit des dizaines de milliers de victimes civiles ; ce fut un crime de guerre. Le largage des deux atomiques sur le Japon en août 1945 fut un crime de guerre. Ils n’ont jamais été jugés en tant que tels parce que leurs responsables étaient les triomphateurs de la confrontation mondiale.

Mais l’écriture de l’histoire n’est pas prisonnière de ces agencements. Sauf dans les régimes totalitaires qui élaborèrent des récits édifiants de leurs origines et de leur politique par des scribes aux ordres. Récits apologétiques qui abusèrent des millions de gens. Encore que des contre-discours furent rapidement produits, souvent à partir de l’étranger.

Staline

Pour l’URSS, on peut citer Boris Souvarine, communiste français et secrétaire de l’Internationale communiste, qui critiqua dès les années 1925 le système stalinien et ses turpitudes ; André Gide avec son Retour d’URSS en 1936 ; ou Anton Ciliga qui, après avoir été déporté pour son opposition à Staline mais finalement libéré, put écrire en 1938, Au pays du mensonge déconcertant.

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Après-guerre, Victor Kravtchenko, un ancien communiste soviétique, témoin de la famine organisée en Ukraine par Staline en 1932-1933, devenu commissaire politique dans l’Armée Rouge, puis envoyé à Washington en 1944, demande l’asile politique aux États-Unis et écrit en 1946, J’ai choisi la liberté, livre dans lequel il dénonce le système concentrationnaire soviétique. En 1947, un célèbre procès l’opposa aux communistes français et à l’un de leurs journaux, Les Lettres françaises, qu’il finit par remporter.

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Pour la Chine, en 1971, le sinologue Simon Leys a démystifié totalement la «Révolution culturelle» menée par Mao en montrant qu’il s’agissait d’un coup d’État aux conséquences catastrophiques, à l’heure où une large partie de l’élite occidentale était fascinée par le maoïsme.

Pour l’Allemagne nazie, il faut évoquer, avant la victoire d’Hitler, la Harangue aux Allemands de l’écrivain Thomas Mann dénonçant, en 1930, dans les succès électoraux du NSDAP, «les ténèbres de l’âme, le culte de la Terre maternelle, l’inhumanité radicale». En 1937, l’ancien nazi Hermann Rauschning, écrit La Révolution nihiliste. Sans compter les dénonciations des militants politiques ou autres qui étaient parvenus à fuir l’Allemagne de Hitler. Ou encore le célèbre ouvrage de Kathrine Kressmann Taylor, américaine d’origine allemande, Inconnu à cette adresse (1938).

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Même de l’enfer d’Auschwitz, sont sorties Des voix sous la cendre, qui sont des manuscrits, quasi miraculeusement préservés ; transcrivant, par leurs auteurs eux-mêmes, l’activité des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (éd. Française, 2005).

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Ainsi, même dans les régimes totalitaires à opinion conditionnée par la propagande et l’enrégimentement, la voix des vaincus parvient à l’expression, à l’analyse, à la dénonciation.

Avant et après que la Révolution française ne soit la célébration d’un culte national par la IIIe République, cet événement n’a cessé de nourrir les interprétations les plus diverses et même opposées.

Qui a été vaincu ?

Successivement, la société d’Ancien Régime basée sur les privilèges, puis les monarchiens, puis le Roi, puis la Gironde et le fédéralisme, puis les dantonistes et les hébertistes, puis Robespierre et les sans-culottes, puis les Directoriens… sans oublier les Vendéens, etc. Tous ont trouvé leurs défenseurs.

Dès 1790, l’anglais Edmund Burke (Réflexions sur la Révolution de France) s’oppose à la Révolution et défend la tradition. En 1797-1799, l’abbé Barruel définissait la Révolution comme le fruit d’un complot ayant donné naissance à la «secte dévorante» des Jacobins. Ce conspirationnisme inspire toujours les adeptes actuels du complotisme d’un Nouvel Ordre mondial secret et tout puissant. Thiers et Mignet défendirent une vision bourgeoise de la Révolution, excluant les violences de la «populace», contre la réaction et la Restauration de Charles X.

Puis les républicains se divisent. En 1866, le très républicain Edgar Quinet fait de 1793 une contre-révolution dans la Révolution alors que le républicain socialiste Louis Blanc la perçoit comme un «immense malheur né de périls prodigieux» et non pas un «système», dans sa volumineuse Histoire de la Révolution française (1862).

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Robespierre a eu ses détracteurs (Michelet, Le Tyran, 1869) et ses défenseurs comme Delescluze (1809-1871) dont on disait qu’il «est entré complètement dans la peau de Robespierre». Plus tard, Mathiez et l’historiographie marxiste encensèrent Maximilien. Danton eut pour thuriféraire Auguste Comte et surtout Alphonse Aulard, titulaire de la première chaire d'histoire de la Révolution française à la Sorbonne de 1885 à 1922.

Les traditionalistes poursuivirent l’œuvre de Burke : Taine avec ses Origines de la France contemporaine (1875-1894), Augustin Cochin avec La crise de l’histoire révolutionnaire (1909), Pierre Gaxotte, collaborateur de l’Action française avec La Révolution française (1928).

Vint le temps de Jaurès avec son Histoire socialiste de la Révolution française, à partir de 1898, qui ancrait le socialisme dans la tradition française humaniste et révolutionnaire. Georges Lefebvre, en 1963, avec ses Études sur la Révolution française, voyait notamment une révolution paysanne opposée à la bourgeoisie capitaliste agraire. Albert Soboul (1914-1982) synthétisait une vision marxiste avec sa thèse sur Les sans-culottes parisiens en l’an II (1958).

Quand Furet et son école apparurent dans les années 1960 et 70, la Révolution devint, non plus celle des masses, mais celle d’une élite qui dérapa en 1793.

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Tous les vaincus de la période 1789-1814 furent entendus et reconnus. Pour deux raisons : a) la masse des archives, des documents et des publications permettait de déterrer toutes les paroles ; b) la Révolution française fut lue et relue selon les enjeux politiques et culturels et les contextes intellectuels qui se succédèrent depuis deux siècles.

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Entendre les vaincus exige parfois des démarches plus complexes. Par exemple pour les civilisations pré-colombiennes. En 1971, cependant, Nathan Wachtel publiait La vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la conquête espagnole, 1530-1570 (rééd. «Folio histoire», 1999).

Nathan Wachtel avait utilisé trois types de sources pour y parvenir : les chroniques rédigées par les indigènes, les chants indiens et le folklore ; sans négliger non plus les archives et chroniques espagnoles. Il parvint ainsi à dépasser une vision européo-centriste et le point de vue des vainqueurs.

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L’histoire coloniale est-elle une histoire de vainqueurs ?

C’est le reproche que lui adresse un certain nombre de voix provenant des ex-pays colonisés. Il a certes existé un discours de vainqueurs, de dominants.

Mais l’histoire est autre chose. Ceux qui la soupçonnent ignorent généralement comment elle est produite. Ils ignorent ce que sont les archives et les confondent avec la presse ou les livres édités à l’époque. Or, les archives sont un ensemble très hétérogène de documents. Elles peuvent même conserver des papiers et témoignages provenant des «vaincus» eux-mêmes sans que ces derniers en aient forcément gardé les traces…

Par ailleurs, l’ensemble des documents administratifs, policiers ou autres qui constituent les archives ne se réduit pas à des discours justifiant la domination. Ce sont des comptes rendus, des observations, des projets, des analyses, des recueils de témoignages, des photos… qui souvent révèlent le point de vue des «indigènes».

Les logiques d’une administration ou d’une surveillance policière ne s’apparentent pas à l’apologie du «vainqueur». Elles sont astreintes à la production d’un savoir surmontant l’idéologie et la méconnaissance de «l’autre».

 

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kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne

Évoquons un cas particulier du souci du «vaincu» procédant des archives du «vainqueur». J’ai découvert en 2004, aux archives d’outre-mer d’Aix-en-Provence, un dossier relatif à la kouba du cimetière de Nogent-sur-Marne. Cet édifice avait été élevé à la suite d’une initiative du consul Émile Piat, chargé de la surveillance des militaires musulmans dans les formations sanitaires de la région parisienne durant la Première Guerre mondiale.

Il écrivait : «Ayant eu l’impression que l’érection d’un monument à la mémoire des tirailleurs morts des suites de leurs blessures aurait une répercussion heureuse parmi les populations indigènes de notre Afrique, j’ai trouvé à Nogent-sur-Marne, grâce à l’assistance de M. Brisson, maire de cette ville, un donateur généreux, M. Héricourt, entrepreneur de monuments funéraires qui veut bien faire construire un édifice à ses frais dans le cimetière de Nogent-sur-Marne.»

Obtenant le soutien financier de la section algéroise du Souvenir Français, par l'entremise de Mirante - son ami qui était capitaine en poste aux Affaires indigènes à Alger -, il reçoit une somme de 1 810 francs destinée aux frais de la décoration de la kouba. Le gros œuvre est financé et effectué par le marbrier funéraire, Héricourt.

Au-delà de son architecture typique, la dimension religieuse du monument est explicite ainsi qu'en témoignent les deux versets du Coran (III, 169 et 170) devant être inscrits au frontispice après avoir été choisis par le muphti Mokrani en poste au camp retranché de Paris. L'édifice est inauguré le 16 juillet 1919.

Cet édifice avait complètement disparu dans les années 1980 et son souvenir perdu.

Grâce à ce dossier d’archives et de nombreuses démarches, menées avec Daniel Lefeuvre, professeur à l’université Paris VIII, nous avons obtenu les soutiens politiques et les financements nécessaires à sa reconstruction. Chose faite aujourd’hui.

L’histoire du «vainqueur» colonial a permis la restitution patrimoniale d’une marque de mémoire des «vaincus».

Michel Renard
professeur d'histoire

 

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témoignage de "vaincus" en 1945

 

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17 août 2013

actualités de Georges Bernanos

Français si vous saviez

 

Bernanos, ni droite ni gauche

Michel ESTÈVE (1984)

 

Il était exilé au Brésil, comme Zweig. Il n’avait supporté ni Munich ni son Te Deum de lâches. Il était beaucoup plus qu’un pamphlétaire de l’Action française.

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Trois images mentales sont associées spontanément à Georges Bernanos : celles d’un homme «de droite», d’un écrivain d’Action française, d’un pamphlétaire féroce. Certes, de 1926 à 1936, l’auteur de Sous le soleil de Satan et de La Grande Peur des bien-pensants n’a guère trahi ce portrait.

Mais sa personnalité, sa vision du monde, son engagement politique par l’écriture débordent largement cette triple image conventionnelle.

En voulez-vous une preuve ? Lisez – ou relisez – Scandale de la vérité et Nous autres, Français qui viennent d’être réédités dans une collection accessible à tous (1). L’ancien «camelot du roi» y fustige Maurras, l’homme «de droite» refuse les accords de Munich, le pamphlétaire se confie à nous sur un ton d’une infinie tendresse.

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Composés au Brésil (où l’écrivain s’était exilé avec sa famille deux mois avant Munich, écœuré par le comportement des démocraties face à la menace hitlérienne), entre décembre 1938 et juin 1939, peu de temps avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, ces deux brefs essais consacrent – après Les Grands cimetières sous la lune – la rupture définitive de Bernanos avec la «Droite» française des années 1930.

Pourquoi ? Par amour de la France et la volonté farouche, passionnée, de résister à la montée de l’esprit totalitaire en Europe.

Reportons-nous près de cinquante ans en arrière. À l’automne 1938, après les accords de Munich, face à la montée du nazisme et au déclin des démocraties, que devient et que doit devenir la France (2) ? L’ouverture de Scandale de la vérité donne le ton de la méditation : «Au fond, il nous importe peu de savoir ce que la France a été. Ce qu’elle est, voilà ce qui nous tenaille. Est-elle là ? Est-ce sa voix qui nous parle ? Est-ce sa main qui nous étreint si doucement dans l’ombre ?» Pour Bernanos, ce qui est en jeu, en ces heures tragiques, c’est la vocation même de notre pays et du chrétien engagé dans l’histoire.

Le temps n’est plus celui du mépris affiché contre l’oppression de l’argent et le système républicain (La Grande Peur). L’heure n’est plus à la dénonciation de la «Terreur blanche» à Majorque (Les Grands cimetières). L’instant est celui de la résistance au nazisme.

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la fidélité à l’honneur

Au moment où l’histoire exige que l’on réponde aux événements par la fidélité à l’honneur ou l’abandon à une sorte de forfaiture, la sévérité avec laquelle Bernanos attaque est à la mesure d’une espérance bafouée.

La situation politique de la France depuis la fin du XIXe siècle, marquée par un violent anticléricalisme, l’éducation familiale et religieuse reçue, une foi authentique résolue à s’incarner dans l’action et l’amour de la monarchie, avaient incité l’écrivain à s’inscrire aux «Camelots du roi». Le 2 novembre 1913, à propos de Maurras, il affirmait dans L’avant-garde de Normandie (dont il était le rédacteur en chef) : «Nous sommes les serviteurs du premier serviteur du Roi».

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Le même mouvement de passion qui l’avait rapproché de l’Action Française, dès 1906 – il avait dix-huit ans – puis en 1926, l’en sépare en 1936, à l’heure de la guerre d’Espagne, puis l’en écarte définitivement en 1938. Le 30 septembre, au terme d’une campagne orchestrée sur le thème «Nous n’irons pas mourir pour Prague», l’Action Française approuve les accords de Munich, qui laissaient à Hitler la possibilité d’envahir sans résistance la Tchécoslovaquie et titre en première page : «La Paix ! La Paix ! La Paix !».

Certes, celle-ci est sauvée, mais l’honneur de la France, liée à la Tchécoslovaquie par le traité d’assistance mutuelle d’octobre 1925, est perdu aux yeux de Bernanos : «Le 30 septembre, aux Champs-Élysées, on a entendu ce qu’on n’avait jamais entendu, qu’on entendra plus jamais chez nous : le Te Deum des lâches, couvrant toutes les Marseillaises».

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les signataires des accords de Munich (1938)

Face à ce qu’il nomme «l’abjecte aventure de Munich», Bernanos, dans Scandale de la vérité et Nous autres, Français, instruit donc le procès de Maurras, développant trois chefs d’accusation.

Le premier concerne la personne même de l’auteur d’Anthinéa : en lui l’intelligence supplée à l’âme. Le second souligne l’opposition entre la pensée et l’action : par son ralliement à la cause de Mussolini et Franco, par son abdication devant Hitler, le défenseur de la monarchie trahit l’esprit de la monarchie engageant «le vieil honneur royaliste dans une espèce d’aventure hagarde, truquée comme un mauvais film, dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ruisselle d’or, de boue et de sang». Infidèle à son destin, Maurras – troisième grief – se révèle étranger à la tradition chrétienne française.

Impossible, pour lui, d’admettre un catholicisme sans Christ (Maurras), une chrétienté sans Christ (l’Espagne de Franco), un royaume de justice sans Justice («l’ordre» des conservateurs) ni liberté (niée par l’esprit totalitaire).

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Georges Bernanos en 1938

 

un nouveau compagnon : Péguy

Relisant Notre jeunesse, Bernanos abandonne Maurras pour rejoindre Péguy, comme le suggèrent les ouvertures de Scandale de la vérité, comme l’attestent les nombreuses références à l’auteur d’Ève, dispersées dans ces essais. Comment s’en étonner ?

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Une même conception de l’écriture et de l’histoire rapprochait les deux hommes. D’une part, rendre aux mots leur véritable sens, refuser une «littérature» qui renverrait exclusivement à elle-même dans la transcription d’un surnaturel incarné. D’autre part, insérer ce témoignage dans l’histoire, confronter la vocation de la France et l’événement temporel en interprétant celui-ci par rapport à une foi chrétienne. En un mot, ne jamais admettre la dégradation de la «mystique» en «politique».

Pour Bernanos, en septembre 1938, la France se trouve dans une situation comparable où elle se trouvait en 1429. Le destin de la France, menacée par l’invasion germanique, recoupe celui de la patrie soumise, cinq siècles auparavant, à l’occupation anglaise.

C’est pourquoi il ouvre Scandale de la vérité par l’agonie de Jeanne d’Arc. Le terrain sur lequel il se place est celui du salut de notre nation : «Mon pays vaut-il la peine d’être sauvé ?» Monarchiste «mystique», il craint de voir les élites se rallier au pouvoir du futur envahisseur et renonce au «nationalisme intégral» maurrassien pour adhérer au «patriotisme mystique» de Péguy et de Michelet. Pour lui, l’esprit de l’Évangile est radicalement opposé au «Grand Esprit totalitaire».

L’Action Française, estime-t-il en 1938, a trahi la mystique royaliste en l’infléchissant en politique conservatrice, ouverte sur le relatif. Il situe son propos sur le terrain de l’absolu : «J’en ai assez de tous ces mensonges ! On maudit l’idole totalitaire à Berlin, on la tolère à Rome, on l’exalte à Burgos. Est-ce qu’on nous prend pour des imbéciles ?».
L’absolu de l’honneur. L’absolu de la fidélité au Christ.

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À partir de la guerre d’Espagne, le Christ devient, dans les essais de Bernanos, le modèle auquel il convient de confronter son regard avant de le poser sur l’histoire. Il est le recours ultime contre tous les totalitarismes.

C’est pourquoi l’auteur de Scandale de la vérité peut écrire que Maurras n’est pas «du Christ», de même qu’il affirmait dans Les Grands cimetières : «Le christianisme réside essentiellement dans le Christ . Ni M. Maurras ni M . Mussolini se sont chrétiens».

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Mais l’appel qu’il lance dans ces essais, comme dans les suivants, - Lettres aux Anglais ou La France contre les robots – ne s’adresse pas seulement aux disciples du Christ : il concerne tous les hommes qui ne peuvent plus respirer librement dans le monde, sous quelque régime dictatorial que ce soit.

Rompant avec la «droite», Bernanos ne se place pas pour autant dans la perspective d’une idéologie de «gauche» car il demeure – et demeurera toujours – monarchiste.

Mais le système politique auquel il rêve, s’opposant radicalement aux systèmes totalitaires, se fonde sur le respect de la liberté et des lois, exalte la dignité de l’homme. En réalité, Bernanos est inclassable. Sa «politique» est une «mystique».

 

Michel Estève
éditeur de Bernanos en Pléiade
journal Libération du 7 février 1984

 

1 – Seuil, coll. «Points», avant-propos et notes par Jean-Loup Bernanos.

2 – Sur ce thème, voir Alan R. Clark, La France dans l’histoire selon Bernanos, éd. Minard, université du Michigan, 1983.

 

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Bernanos et les bien-pensants

Philippe LANÇON (2008)

 

Dans sa Semaine de l'écrivain (Libération du 23 août), l'éditeur Jean-Paul Enthoven cite, après tant d'autres, une expression attribuée à Georges Bernanos : «Hitler a déshonoré l'antisémitisme.» Il la prend naturellement de haut, du haut sans doute de la propreté morale et du talent chic qu'il s'accorde, suggérant que l'écrivain le plus honnête et le moins calculateur de sa génération a voulu «se démarquer d'une postérité trop zélée» : en résumé, qu'il a cherché à blanchir, comme un malin, son vieil antisémitisme.

Georges Bernanos est ainsi non seulement dégradé mais, une fois de plus, au détour d'une phrase, engagé dans l'emploi de bonne à tout faire de l'antisémitisme. Déjà, dans un article paru le 25 juillet dans le Figaro, un ancien communiste et journaliste à Libération, devenu baron intellectuel de cour, Alexandre Adler, rassemblait sous le même chapiteau, pour dénoncer le prétendu antisémitisme du dessinateur Siné, qui n'en méritait pas tant, un trio d'écrivains français résumés par l'infamante épithète : Drumont, Maurras, Bernanos.

Les deux premiers furent en effet les maîtres du troisième ; mais il s'en détacha résolument, sans toutefois les renier, car Bernanos, qui plaçait haut la fidélité à l'enfance et à ceux qui vous ont formé, ne fut jamais un renégat.

Les héroïques chasseurs mondains d'antisémites ont du mal à saisir ces fidélités, ces contradictions. Il ne faut pas s'en étonner. Dans leurs jugements si noblement rendus au nom de l'humanisme, c'est précisément l'homme qu'à la manière des Jivaros, ils réduisent : son évolution, ses imperfections, son génie - tout ce qui fait la valeur d'une oeuvre et d'une vie.

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Ainsi, l'un des plus grands romanciers et pamphlétaires français - le grand conteur de l'enfance perdue et de la sainteté introuvable, l'écrivain catholique qui dénonça le premier les crimes franquistes et qui, vivant au Brésil depuis 1938 avant d'être rappelé en France par de Gaulle, ne cessa de s'opposer à Hitler, à Mussolini et à Vichy - se trouve réduit, si l'on ose dire, à sa plus simple expression.

Citons d'abord les phrases exactes de Bernanos : «Il y a une question juive. Ce n'est pas moi qui le dis, les faits le prouvent. Qu'après deux millénaires le sentiment raciste et nationaliste juif soit si évident pour tout le monde que personne n'ait paru trouver extraordinaire qu'en 1918 les alliés victorieux aient songé à leur restituer une patrie, cela ne démontre-t-il pas que la prise de Jérusalem par Titus n'a pas résolu le problème ? Ceux qui parlent ainsi se font traiter d'antisémites. Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l'a déshonoré à jamais. Tous les mots, d'ailleurs, qui commencent par "anti" sont malfaisants et stupides.»

Et plus loin : «Je ne suis pas antisémite - ce qui d'ailleurs ne signifie rien, car les Arabes aussi sont des sémites. Je ne suis nullement antijuif (.) Je ne suis pas antijuif mais je rougirais d'écrire, contre ma pensée, qu'il n'y a pas de problème juif, ou que le problème juif n'est qu'un problème religieux. Il y a une race juive, cela se reconnaît à des signes physiques évidents. S'il y a une race juive, il y a une sensibilité juive, une pensée juive, un sens juif de la vie, de la mort, de la sagesse et du bonheur.»

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Georges Bernanos

Ici, armé d'une bonne conscience nivelant texte, histoire et contexte, l'héroïque chasseur mondain d'antisémites bondit, s'indigne, s'esclaffe. Plus jamais ça ! Il s'étonnerait presque, le brave homme, que l'auteur de telles phrases soit disponible dans la collection de la Pléiade (Essais et Écrits de combats, tome 2, pages 613-614).

Déjà, il n'écoute plus, ne lit plus. Le moment de l'article ? Aucune importance. L'itinéraire de Bernanos ? Quelle blague ! Les combats qu'il mène au moment précis où il écrit cela ? C'est douteux. L'antisémitisme, vous dis-je. Le malade était suspect, il «dérape», le voici condamné.

Proposons, pourtant, de ralentir un instant la lecture. Ce texte est tiré d'un article publié en portugais, dans la presse brésilienne, le 24 mai 1944. Il s'intitule «Encore la question juive» et répond aux réactions violentes provoquées par deux autres articles, publiés peu avant : «L'avenir de l'Allemagne» et «Un drame de conscience d'un Juif allemand». Aggravons ici notre cas d'admirateur : dans ces deux articles, Bernanos a des phrases encore plus idiotes, plus lourdes, sur la «race juive».

Il lie au passage la survie du régime nazi, qu'il combat depuis toujours de toutes ses forces, à la «haute banque israélite». Rien n'est donc plus aisé - ni plus vain - que de le condamner soixante-quatre ans plus tard. Il suffit d'oublier l'essentiel : la masse des autres articles, de ses essais, le sens général de son combat antivichyssois et antitotalitaire ; de réduire, en somme, la vie d'un écrivain mort en 1948 à quelques phrases, sans chercher à expliquer d'où elles viennent - non pour les justifier, mais pour le comprendre, lui.

La vie de Bernanos est celle d'un catholique qui fut antidreyfusard, camelot du roi et, jusqu'en 1932, membre de l'Action française. Avis aux moralistes hors du temps : ils trouveront de quoi horrifier leur sociable vertu dans ses articles des années 1920.

Georges Bernanos fut en effet antisémite, comme pouvait l'être un catholique français en ces années-là. Il admirait effectivement Drumont - la Grande Peur des bien-pensants, son premier essai, fait le panégyrique de l'auteur de la France juive - et Charles Maurras, qu'il appelait «Cher Maître».

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Les phrases qu'on vient de lire, bien qu'écrites en 1944, sont l'écho de ces temps-là : si un homme change, ses fantômes le suivent. Ils continuent d'occuper ses combats, même quand ceux-ci se sont depuis longtemps retournés et devraient, selon une frémissante logique rétrospective, le conduire à les éliminer. Mais l'existence d'un homme n'est pas un traité de géométrie. Elle a ses passions, ses souvenirs, ses hoquets. L'ignorer ne peut conduire à aucune morale valable, fût-elle anti-antisémite.

La rupture de Bernanos avec l'Action française, qui était une famille, se fit au nom de la vérité : elle fut violente, douloureuse et courageuse. Dès lors, il fut libre. Jamais il ne calcula ses attitudes et ses textes. Il vécut, avec femme et enfants, comme un pauvre. Catholique, il était d'abord favorable au franquisme ; mais, observant aux Baléares les assassinats bénis par les évêques, il changea aussitôt - et écrivit l'un des plus beaux pamphlets de la langue française.

Il abandonna l'art romanesque pour mener, essais après articles, sa lutte contre la dégradation française et l'Europe fasciste. Il le fit selon sa perspective catholique, royaliste, antiprogressiste ; mais il le fit absolument. Et il devint l'une des premières consciences de la France libre. Il n'en accepta aucun dividende ; ce n'était pas son genre.

Soixante ans après sa mort, sa phrase porte toujours la grâce, les splendeurs de l'esprit de révolte et d'insoumission. Son antisémitisme appartient à une culture, à une époque. Sans l'oublier, ce n'est plus lui qu'on retient, mais son courage, sa puissance et sa liberté.

Philippe Lançon
Libération, 2 septembre 2008

 

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5 août 2013

Pierre Rabhi, un agroécologiste

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"Toute démarche qui construit

de l'autonomie est insurrectionnelle"

Pierre RABHI

 

Agroécologiste, philosophe, créateur de mouvements écologistes, Pierre Rabhi, face au capitalisme, milite pour la puissance de la modération et l’insurrection des consciences.

Sa vie parle pour lui. En 1961, Pierre Rabhi, qui étudie la philosophie en autodidacte, est OS dans une entreprise de la région parisienne. La condition ouvrière crée chez lui une insurrection aussi douce que radicale. «Je travaillais dans un lieu carcéral et je considérais que ma vie était plus importante qu’un salaire. Nous ne sommes pas nés pour le produit national brut mais pour vivre.» Avec sa compagne, il part s’installer en Ardèche. Lui, le déraciné d’une oasis du Sud algérien, va prendre racine sur une terre aride où, dès 1962, refusant tout conditionnement, il opte pour l’agriculture biologique. La «sobriété heureuse», une utopie incarnée, qui deviendra le titre d’un de ses ouvrages en 2010, est dorénavant son mode de vie.
Parallèlement à son activité agricole, Pierre Rabhi poursuit un travail de réflexion et d’écriture : il a publié une quinzaine d’ouvrages. Dès la fin des années 1970, il forme des stagiaires à l’agroécologie. En 1981, à l’invitation de Thomas Sankara, il intervient au Burkina Faso. Ses réalisations et ses réflexions dépassent les frontières. Il crée le Mouvement pour la terre et l’humanisme et lance le mouvement Oasis en tous lieux. Aujourd’hui, à soixante-quinze ans, face au capitalisme, il prône la «puissance de la modération», «l’insurrection et la fédération des consciences». Alors que les citoyens mettent en avant leur incapacité à agir, il les invite à «reprendre le pouvoir sur leur existence et à incarner une politique en actes dans chacune des sphères de leur quotidien». 

Dany Stive, L'Humanité

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En 1960, vous décidez de quitter usine et ville. Un choix radical et mûrement réfléchi ?

Pierre Rabhi. La question était pour moi : comment sortir de cette aliénation, existe-t-il une façon de reconquérir son destin ? Avec ma compagne, nous avons décidé de retourner à la terre. Les critères de beauté ont beaucoup pesé dans le choix du lieu où nous voulions vivre. En complet décalage avec les critères traditionnels ! La beauté est une valeur importante dans la vie, mais elle ne figure jamais dans un bilan.
Dès le début, nous avons établi une feuille de route : intégrer la modération, ­rester dans un cadre sobre et maîtrisable. J’ai alors passé un petit diplôme d’agriculteur, pour me former, et j’ai découvert que nous étions dans une forme de guerre contre la nature. Il fallait travailler en permanence avec un masque, vu la dangerosité des produits que nous manipulions à longueur de journée. J’ai refusé cela et j’ai trouvé que des gens avaient déjà mis au point des méthodes d’agronomie respectueuses de la nature. J’ai fait tout de suite ce choix.

Un choix qui a guidé votre vie et reste pertinent aujourd’hui ?

Pierre Rabhi. Il y a aujourd’hui des valeurs essentielles à mes yeux dont je vérifie la pertinence et la réceptivité grâce au débat public. Les idées que j’essaie de promouvoir depuis des années reposent sur une composante très concrète, je suis un agroécologiste dans la matière, sur la terre. J’essaie de vivre sur des principes qui ne sont pas ceux du  produisons, détruisons et polluons», mais du «produisons, valorisons et améliorons».
Nous sommes face à un choix radical : soit nous nous nourrissons en détruisant la terre qui nous nourrit, soit nous nous nourrissons en entretenant la vie, la terre pour nous-mêmes et les générations à venir. Aujourd’hui, à cause de notre boulimie, notre inintelligence, notre non-sens, notre cruauté, nous laissons aux générations futures de trop graves problèmes à régler. Ce n’est pas déontologiquement acceptable.

Vous avez vérifié les dégâts de ce que vous appelez l’« agro-nécrocarburante » jusqu’en Afrique…

Pierre Rabhi. En 1981, des paysans du Burkina Faso ont fait appel à moi. Ces paysans des zones semi-arides avaient subi un dérèglement complet de leur existence du fait de la «modernité». En son nom, on leur avait dit : «Abandonnez les petites parcelles qui vous nourrissent, cultivez du coton et de l’arachide pour exporter !» Des brigades de vulgarisateurs parcouraient la brousse avec des sacs d’engrais : «Essayez cette poudre des Blancs, vous allez voir !» Sur un sol semi-stérile, l’engrais fait des miracles. On donnait cette poudre aux paysans en les invitant à rembourser une fois la récolte faite. Mais la vente du produit des récoltes ne compensait pas l’investissement de l’intrant.
Les paysans étaient pris dans la spirale de l’endettement. Face à cette situation, je me suis retrouvé alors à ­expliquer comment l’agroécologie pouvait être une alternative à ce système. Une démarche scientifique, pas un truc façon soixante-­huitards. Nous avons lancé un nouveau paradigme. ­Thomas Sankara, qui présidait alors le ­Burkina Faso, avait décidé d’en faire une politique ­nationale. Hélas, il a été assassiné.

De ces expériences, vous avez tiré la conclusion que notre modèle économique est mortifère…

Pierre Rabhi. Notre modèle actuel de société est en déshérence, ne répond plus et provoque un grand nombre de tragédies dans le monde. Le capitalisme cumulatif a réinstauré une féodalité planétaire, provoquant une vulnérabilité humaine et nous installant dans la voie de la confiscation du patrimoine vital de l’humanité par une minorité. Cela m’est insupportable. On aboutit à un paroxysme que j’appellerai «un hold-up légalisé». Je ne peux pas admettre que l’argent justifie tout. Dans le processus de survie de l’humanité, nous sommes face à des sols détruits, 60 % des semences traditionnelles cumulées depuis 10 0000 à 12 000 ans ont disparu
Avec les OGM, les grandes firmes s’occupent d’évacuer tout ce qui les gêne pour dégager des espaces de profit. En suivant ce chemin, l’humanité va se retrouver subordonnée à la stricte autorité de l’argent et des gagneurs d’argent. C’est un coup d’État planétaire qui est en train de se faire insidieusement. Car, ce qu’ils savent faire le mieux, c’est emprunter les voies subliminales : créer du consentement chez l’autre. Apporter un message et convaincre l’autre de sa véracité. La force de ce système réside dans la manipulation humaine.

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entretien réalisé par Dany Stive,
L'Humanité, 5 août 2013

 

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2 août 2013

l’enseignement laïque, par Jean Jaurès

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http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2502922.image.langFR

 

 

Démocratie et laïcité sont deux termes identiques

Discours de Castres, 30 juillet 1904, L’Humanité, 2 Août 1904

Jean JAURÈS (extraits)

 

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Qu’est-ce que la démocratie ?

Royer-Collard (1), qui a restreint arbitrairement l’application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : «La démocratie n’est autre chose que l’égalité des droits». Or il n’y a pas égalité des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse.

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Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845)

Elle respecte, elle assure l’entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d’aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l’enfant qui vient de naître, et pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l’inscrit d’office dans aucune Église.

Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaître et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s’ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l’urne, quel est son culte et s’il en a un.

Elle n’exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d’arbitrer entre eux, qu’ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel. Elle n’interdit point d’accès de la propriété, la pratique de tel ou tel métier, à ceux qui refusent de signer tel ou tel formulaire et d’avouer telle ou telle orthodoxie.

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Tribunal de Nîmes

Elle protège également la dignité de toutes les funérailles, sans rechercher si ceux qui passent ont attesté avant de mourir leur espérance immortelle, ou si, satisfaits de la tâche accomplie, ils ont accepté la mort comme le suprême et légitime repos. Et quand sonne le tocsin de la patrie en danger, la démocratie envoie tous ses fils, tous ses citoyens, affronter sur les mêmes champs de bataille le même péril, sans se demander si, contre l’angoisse de la mort qui plane, ils chercheront au fond de leur cœur un recours dans les promesses d’immortalité chrétienne, ou s’ils ne feront appel qu’à cette magnanimité sociale par où l’individu se subordonne et se sacrifie à un idéal supérieur, et à cette magnanimité naturelle qui méprise la peur de la mort comme la plus dégradante servitude.

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Lusse dans les Vosges

Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c’est-à-dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire qu’elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie.

Ou plutôt, j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d’assurer l’égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l’éducation, c’est-à-dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d’elles-mêmes et de leur principe ?

Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l’organisme politique et social, permettrait-elle au principe contraire de s’installer dans l’éducation, c’est-à-dire au cœur même de l’organisme ?

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Villeneuve-le-Comte, Seine-et-Marne

Que les citoyens complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions laïques, l’état civil, le mariage, les contrats, c’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Qu’ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses, l’éducation laïque et sociale, c’est leur droit, c’est le droit de la liberté. Mais, de même qu’elle a constitué sur des bases laïques l’état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c’est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l’éducation.

La démocratie a le devoir d’éduquer l’enfance ; et l’enfance a le droit d’être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l’homme. Il n’appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant.

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sortie des enfants de l'école laïque

Comment l’enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l’homme si lui-même n’a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l’éducation ?

Comment plus tard prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l’ordre religieux qui ne relève que de la conscience individuelle, et l’ordre social et légal qui est essentiellement laïque, si lui-même, dans l’exercice du premier droit qui lui est reconnu et dans l’accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle, trompé par la confusion de l’ordre religieux et de l’ordre légal

Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement laïcité. Pas plus que le moine ou le prêtre ne sont admis à se substituer aux officiers de l’état civil dans la tenue des registres, dans la constatation sociale des mariages, pas plus qu’ils ne peuvent se substituer aux magistrats civils dans l’administration de la justice et l’application du Code, ils ne peuvent, dans l’accomplissement du devoir social d’éducation, se substituer aux délégués civils de la nation, représentants de la démocratie laïque. Voilà pourquoi, dès 1871, le parti républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de l’éducation.

Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul et toute somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité.

Je suis convaincu qu’à la longue, après bien des résistances et des anathèmes, cette laïcité complète, loyale, de tout l’enseignement sera acceptée par tous les citoyens comme ont été enfin acceptées par eux, après des résistances et des anathèmes dont le souvenir même s’est presque perdu, les autres institutions de laïcité, la laïcité légale de la naissance, de la famille, de la propriété, de la patrie, de la souveraineté.

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La religion dans la société

Mais pourquoi ceux qu’on appelle les croyants, ceux qui proposent à l’homme des fins mystérieuses et transcendantes, une fervente et éternelle vie dans la vérité et la lumière, pourquoi refuseraient-ils d’accepter jusque dans son fond cette civilisation moderne, qui est, par le droit proclamé de la personne humaine et par la foi en la science, l’affirmation souveraine de l’esprit ? Quelque divine que soit pour le croyant la religion qu’il professe, c’est dans une société naturelle et humaine qu’elle évolue.

Cette force mystique ne sera qu’une force abstraite et vaine, sans prise et sans vertu, si elle n’est pas en communication avec la réalité sociale ; et ses espérances les plus hautaines se dessécheront si elles ne plongent point, par leur racine, dans cette réalité, si elles n’appellent point à elles toutes les sèves de la vie. Quand le christianisme s’est insinué d’abord et installé ensuite dans le monde antique, certes, il s’élevait avec passion contre le polythéisme païen et contre la fureur énorme des appétits débridés.

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Eusèbe de Césarée, 265-340

Mais, quelque impérieux que fût son dogme, il ne pouvait pas répudier toute la vie de la pensée antique ; il était obligé de compter avec les philosophies et les systèmes, avec tout l’effort de sagesse et de raison, avec toute l’audace intelligente de l’hellénisme ; et, consciemment ou inconsciemment, il incorporait à sa doctrine la substance même de la libre-pensée des Grecs.

Il ne recruta point ses adeptes par artifice, en les isolant, en les cloîtrant, sous une discipline confessionnelle. Il les prenait en pleine vie, en pleine pensée, en pleine nature, et il les captait, non par je ne sais quelle éducation automatique et exclusive, mais par une prodigieuse ivresse d’espoir qui transfigurait sans les abolir les énergies de leur âme inquiète.

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Et, plus tard, au XVIe siècle, quand des réformateurs chrétiens prétendirent régénérer le christianisme et briser, comme ils disaient, l’idolâtrie de l’Église, qui avait substitué l’adoration d’une hiérarchie humaine à l’adoration du Christ, est-ce qu’ils répudièrent l’esprit de science et de raison, qui se manifestait alors dans la Renaissance ?

De la Réforme à la Renaissance, il y a certes bien des antagonismes et des contradictions. Les sévères réformateurs reprochaient aux humanistes, aux libres et flottants esprits de la Renaissance, leur demi–scepticisme et une sorte de frivolité.

Ils leur faisaient grief, d’abord de ne lutter contre le papisme que par des ironies et des critiques légères, et de n’avoir point le courage de rompre révolutionnairement avec une institution ecclésiastique viciée que n’amenderaient point les railleries les plus aiguës.

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Érasme

Ils leur faisaient grief ensuite de si bien se délecter et s’attarder à la beauté retrouvée des lettres antiques qu’ils retournaient presque au naturalisme païen, et qu’ils s’éblouissaient, en curieux et en artistes, d’une lumière qui aurait dû servir surtout, suivant la Réforme, au renouvellement de la vie religieuse et à l’épuration de la croyance chrétienne. Mais, malgré tout, malgré ces réserves et ces dissentiments, c’est l’esprit de la Renaissance que respiraient les réformateurs.

C’étaient des humanistes, c’étaient des hellénistes, qui se passionnaient pour la Réforme ; il leur semblait que pendant les siècles du Moyen Âge, une même barbarie, faite d’ignorance et de superstition, avait obscurci la beauté du génie antique et la vérité de la religion chrétienne.

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Albrecht Dürer, main et Bible, 1508

Ils voulaient, en toutes choses divines et humaines, se débarrasser d’intermédiaires ignorants ou sordides, nettoyer de la rouille scolastique et ecclésiastique les effigies du génie humain et de la charité divine, répudier pour tous les livres, pour les livres de l’homme et pour les livres de Dieu, les commentaires frauduleux ou ignorés, retourner tout droit au texte d’Homère, de Platon et de Virgile, comme au texte de la Bible et de l’Évangile, et retrouver le chemin de toutes les sources, les sources sacrées de la beauté ancienne, les sources divines de l’espérance nouvelle, qui confondraient leur double vertu dans l’unité vivante de l’esprit renouvelé.

Qu’est-ce à dire ? C’est que jusqu’ici, ni dans les premiers siècles, ni au seizième, ni dans la crise des origines, ni dans la crise de la Réforme, le christianisme, quelque transcendante que fût son affirmation, quelque puissance d’anathème que recelât sa doctrine contre la nature et la raison, n’a pu couper ses communications avec la vie, ni se refuser au mouvement des sèves, au libre et profond travail de l’esprit.

Conquêtes décisives

Mais maintenant, pour le grand effort qui va de la Réforme à la Révolution, l’homme a fait deux conquêtes décisives : il a reconnu et affirmé le droit de la personne humaine, indépendant de toute croyance, supérieur à toute formule ; et il a organisé la science méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses prises sur l’univers.

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Oui, le droit de la personne humaine à choisir et à affirmer librement sa croyance, quelle qu’elle soit, l’autonomie inviolable de la conscience et de l’esprit, et en même temps la puissance de la science organisée qui, par l’hypothèse vérifiée et vérifiable, par l’observation, l’expérimentation et le calcul, interroge la nature et nous transmet ses réponses, sans les mutiler ou les déformer à la convenance d’une autorité, d’un dogme ou d’un livre, voilà les deux nouveautés décisives qui résument toute la Révolution ; voilà les deux principes essentiels, voilà les deux forces du monde moderne.

Ces principes sont si bien, aujourd’hui, la condition même, le fond et le ressort de la vie, qu’il n’y a pas une seule croyance qui puisse survivre si elle ne s’y accommode, ou si même elle ne s’en inspire. (…)

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la leçon de Claude Bernard

 

Les prolétaires et l’école laïque

Et n’est-ce point pitié de voir les enfants d’un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper toutes ses énergies et toutes ses lumières, n’est-ce pas pitié de les voir divisés en deux systèmes d’enseignement comme entre deux camps ennemis (2) ? Et à quel moment se divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs enfants à l’école laïque, à l’école de lumière et de raison ?

C’est lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l’effort ouvrier : réconcilier l’Europe avec elle-même, l’humanité avec elle-même, abolir la vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs, et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et organiser le travail (3).

Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit humain et au progrès humain, qui se refusent à l’éducation de laïcité. Ouvriers de cette cité, ouvriers de la France républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la République et de la raison.

Jean Jaurès

 

(1) Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845). Avocat révolutionnaire et professeur de philosophie, il anime pendant la Restauration le groupe des «doctrinaires» favorables à la monarchie constitutionnelle et qui représente un «centre» intellectuel et politique entre la gauche libérale et la droite ultra.

(2) Jaurès reprend un argument classique déjà énoncé par Victor Hugo en 1850 lors de la discussion de la loi Falloux contre les dangers des «deux écoles». Il l’applique plutôt au peuple qu’à la patrie, mais il semble bien qu’en 1904 l’horizon de sa pensée soit la mise en place d’un service unifié de l’enseignement public. Sans l’abandonner entièrement, il nuança après 1905 sa position.

(3) Une part des gauches gronde contre le Bloc des gauches accusé de délaisser les questions sociales au profit du seul anticléricalisme. C’est le cas de nombre de socialistes, y compris au sein du Parti socialiste français de Jaurès. Lui-même peut être d’autant plus pressé de conclure «la campagne laïque» par la laïcisation entière de l’enseignement et la séparation des Églises et de l’État que le début de la guerre russo-japonaise en janvier 1904 le convainc du risque aigu de guerre internationale.

Archives de L’Humanité, 9 décembre 2005

 

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Jean Jaurès, 1859-1914

 

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